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Hantise

Par Ruslan

[HRP : ... une p’tite ambiance musicale pour accompagner ? https://www.youtube.com/watch?v=pOegWAQA4rw&list=PLC2JRJDXgYZA2nEwz0MDIyVGZnQaIFCT6&index=4&ab_channel=IndieSoundtracks ]

 

Le froid avait fini par s’immiscer à l’intérieur des couches de ses vêtements et ce, même s’ils étaient de bonne facture pour garder un maximum sa chaleur corporelle. Le froid de Sibérie n’en a cure de la qualité de ce qu’ils portaient. Telle une maladie discrète, il faisait son chemin et rien ne semblait l’arrêter dès qu’ils n’étaient plus en mouvement. Ses muscles s’étaient mis à tressauter violemment pour produire de la chaleur et ça finit par le réveiller. Il ouvrit les yeux dans cette obscurité baignée par la lumière blafarde de la lune. L’endroit où ils s’étaient mis en surveillance était en surplomb. Il leur offrait certes un bon poste stratégique, mais ne les abritait en rien du vent.

Le rocher contre lequel ils étaient et où ils avaient camouflé leur présence leur offrait une bien maigre barrière quand la brise décidait de souffler contre eux, passant tout de même par les quelques ouvertures de leur abris. Evidemment, il était hors de question de faire un feu et il fallait se contenter de sa propre résistance et de ces petits sacs autochauffants à durée limitée qu’ils pouvaient glisser sous leur veste. Un feu aurait certes été un plus si ça ne risquait pas de compromettre leur présence, et ils auraient tous les trois mieux dormi avec.
 

En sentant un poids sur son épaule gauche, il remarqua qu’Aksana s’était blottie contre lui dans le but de rechercher un peu plus de chaleur. Malgré leur épaisse couverture respective, aucun n’était épargné par le froid. Il était placé du côté de l’ouverture de l’abris, un peu plus exposé au vent que sa camarade à qui il offrait un rempart. Cette place était sans doute la raison pour laquelle le froid avait fini par un peu plus le toucher qu’elle. Le silence autour d’eux était pesant et Ruslan scruta à travers les ouvertures de leur abris de fortune, à la recherche de leur troisième compagnon. Il s’attendait à voir sa silhouette là où il l’avait vue avant de s’endormir ; à l’endroit où un petit rocher qui sortait du sol faisait un parfait siège pour une sentinelle, tout en restant entre le dénivelé et le bord de falaise où ils avaient fait leur abris. Il le trouva certes à cet endroit, fidèle au poste. Il s’était laissé glisser du rocher et était à présent au sol, le corps et la tête contre ce dit rocher comme sur un oreiller un peu trop dur, emmitouflé dans sa couverture blanche, elle-même recouverte d’un peu de neige. Ruslan fit une moue ennuyée et tâtonna le sol autour de lui de la main droite. Il s’équipa d’une pierre, ni trop grosse, ni trop petite, et l’envoya sur son camarade qui sursauta violemment en sentant soudainement quelque chose lui percuter la fesse gauche. A présent redressé, il regarda autour de lui comme un chien à qui ont vient de siffler. Son regard finit par rencontrer celui de son grand camarade éveillé. Ce dernier le fixa et leva une main, avançant la tête dans une mimique grave. Youri lut sans mal dans cette expression la question silencieuse "Qu’est ce que tu fous, bordel ?!" et baissa la tête honteux. S’endormir à son tour de garde était vraiment quelque chose d’impardonnable. En plus de ça, c’était lui qui avait suggéré que cette fois, ils ne soient pas deux à être éveillés pour la nuit. Son grand camarade aux yeux bleus n’était pas d’accord, mais il avait fini par se laisser convaincre par son argument, appuyé par celui d’Aksana, comme quoi ils étaient tous les trois assez entraînés aux conditions difficiles pour ne pas s’endormir à leur quart. Ainsi pour s’offrir plus de sommeil, plutôt que de se partager la nuit en tournant d’une personne toutes les deux heures, un seul à la fois monterait la garde. Youri gigota pour se remettre à l’aise sur le sol et reprendre sa surveillance, faisant craquer les quelques centimètres de neige sous lui. La longue vapeur qui s’échappa à travers sa cagoule blanche matérialisa son soupir coupable. Il blottit ses bras contre lui, enroulé dans sa couverture et scruta la neige blafarde, zébrée de l’ombre des arbres devant lui, priant pour n’avoir pas raté leur passage durant son sommeil. Il entendit le son de mouvements feutrés et, quand il tourna le regard vers sa gauche, il remarqua la silhouette de son camarade se glisser derrière lui, pour venir s’installer à sa droite. Lui aussi s’emmitoufla bien dans sa couverture et serra ses bras contre lui. Il se plaça ensuite contre Youri afin qu’ils conservent tous deux plus de chaleur. Ils montèrent ainsi la garde ensemble pendant une heure, avant que Youri n’aille réveiller Aksana et qu’elle prenne sa place aux côtés de Ruslan. Les sourcils de la femme se froncèrent quand il lui indiqua par gestes d’aller monter la garde avec lui. Néanmoins, elle ne posa pas de question pour savoir pourquoi d’un coup les deux hommes étaient revenus sur la décision qui avait été prise. Toute leur brève communication se faisait dans le silence le plus total. Tous les trois savaient que le temps de discuter serait quand ils rentreraient de mission. Ce moment était souvent attendu après des conditions pareilles, mais cette fois, Youri appréhendait tout de même. Son erreur qui aurait pu leur coûter la vie ou la mission pouvait très bien être remontée à Boris. Si Ruslan communiquait ça à leur chef, Youri allait certainement passer un assez mauvais quart d’heure. Boris Sergeïévitch n’était pas un homme qui acceptait l’erreur ou la faiblesse, surtout chez les autres. Cette pensée l’obséda et le priva de sommeil pendant un bon moment. Il finit néanmoins par réussir à s’endormir, mais non sans une certaine angoisse.

La neige s’était remise à tomber à petits flocons et les couvrait un peu plus. Leur vêtements et équipements blancs cassés de tâches sombres par-ci par-là les fondaient déjà dans leur environnement sans besoin de s’enterrer d’avantage sous la poudreuse. ça faisait plus d’une heure qu’ils étaient là, blottis l’un contre l’autre, bougeant à peine et surveillant. Enfin, un point de lumière apparut sur la toile obscure plusieurs mètres en contrebas. Askana lança une tape du revers de la main sur son camarade pour l’alerter, bien que celui-ci l’avait également remarqué. Tous deux amenèrent leur main directrice à leur lunettes à vision nocturne fixées sur leur casque et manipulèrent une bague. Le zoom de leur matériel leur permis de distinguer la lada niva qui se frayait un chemin sur une route non répertoriée. Le véhicule ralentit en arrivant près de la vieille maisonnette perdue dans le bois qu’ils surveillaient. Ruslan releva un instant ses lunettes et sollicita l’attention d’Aksana d’un contact sur le bras. Quand cette dernière le regarda, il lui indiqua par gestes brefs d’aller réveiller Youri. La femme se défit de sa couverture, faisant tomber la neige qui s’y était accumulée, et se glissa jusqu’à l’abris. Ruslan se défit à son tour de la sienne, rabattant ensuite les lunettes sur ses yeux. Après avoir remballé rapidement leurs quelques affaires tout en surveillant du côté de la maisonnette, il reprirent leur sac respectif sur le dos, leurs armes et se mirent en route pour descendre discrètement ce flanc de colline escarpé. Leurs montres indiquaient 5h36 du matin et il était l’heure d’aller cueillir leurs cibles.

 

[Ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=dsHTR1gmt5Q&ab_channel=IndieSoundtracks ]

*"Comment tu fais pour tenir ?"*

La neige était maculée de sang. De grandes giclées et gouttes la souillaient alors que la flaque rouge sombre autour du corps ne faisait que se répandre. Youri était tombé en arrière et avait reculé jusqu'à ce que son dos recontre le tronc d'arbre le plus proche. Là, il avait rapproché ses genoux de lui et avait enfoui la tête dans ses mains gantées après avoir retiré son casque. Ses doigts crispés dans ses cheveux donnaient presque l'impression qu'il voulait se les arracher. Sa respiration était aussi saccadée que la sienne sous le stress survenu et les deux hommes se concentraient chacun de leur côté à se calmer et ne pas sombrer d'avantage dans la panique. Le couteau avait été lâché. Il était dans la neige au milieu des tâches rouges. Son index tremblait encore sur la gâchette de son AK, prêt à la presser de nouveau et vider le chargeur de ses quelques balles qu'il restait si cet amas de chair qui était autrefois un ventre bougeait encore. Il se tenait debout au dessus du corps, le fusil à l'épaule, immobile dans sa crispation. Ses gants, ses manches, étaient entièrement rouges. Sa veste blanche et son pantalon étaient parsemés de giclées de sang. Il avait poignardé cette chose qui avait tenté de lui attraper le bras et le visage en surgissant à travers les entrailles...

 

- Rusyk* !

 

L'évocation de son prénom le sortit des derniers souvenirs encore frais et il décrocha son regard du vide devant lui. Ana le fixait, assise à côté de lui sur ce banc et attendait une réponse ou tout du moins, de voir si son camarade allait bien. Oui, c'était ça surtout, voir s'il allait bien. Le fait qu'il ne réponde pas et semble ailleurs n'était pas vraiment le signe qu'il arrivait si bien à tenir que ce qu'il paraissait finalement.

 

- Tu vas bien ? -Finit elle par demander, inquiète, quand le grand gaillard taciturne tourna la tête et le regard vers elle.

 

Il baissa un instant les yeux et hocha simplement la tête en regardant de nouveau le vide devant lui. Ana commençait à suffisamment le connaître pour savoir qu'il venait juste de répondre là par automatisme et non pour lui mentir sciemment. C'était comme s'il n'avait pas vraiment écouté la question. Son esprit était encore là-bas, sur le terrain. Il avait besoin de plus de temps et il n'avait probablement pas écouté ce qu'elle lui avait raconté. Elle ne lui en voulait pas, cela dit. Ils avaient chacun besoin d'évacuer à leur manière. Elle reporta son regard devant elle, sur ce mur gris, et soupira doucement. Elle se laissa ensuite basculer en arrière pour que son dos et sa tête reposent contre la paroi derrière elle. Un silence assez long s'installa où les deux, assis dans ce couloir, ne bougèrent pas. Elle repensa à ce qu'elle venait de raconter et dont il ne semblait avoir écouté ni un mot. Elle se perdit un instant dans ses propres souvenirs de mission. Malgré deux blessés légers de son côté, ils s'en sortaient plutôt bien pour ce type de contrat et de cibles. Du moins, physiquement. Elle pensa ensuite à Youri et ce regard éteint qu'il avait en fumant cigarette sur cigarette. Il lui avait semblé qu'il allait craquer et c'est sans doute ce qu'il était parti faire une fois qu'il s'était détourné d'elle prétextant du sommeil à rattraper. Ana crispa un peu les dents sous une émotion qui lui serra le coeur et laissa son regard se perdre sur un point bas devant elle. Elle la regrettait aussi. C'était une bonne fille et une bonne camarade. D'une voix douce et triste, elle se mit à prononcer quelques mots.

 

- ... Youra* m'a dit pour Aksana...

 

Elle pensait accueillir là un de ces silences qui en disent long, mais elle fut bien surprise de la réponse brusque qui suivit.

 

- J'ai pas eu le choix !

 

Le ton rude de la part de son collègue lui arracha un sursaut et lui fit tourner la tête dans une expression interloquée. Ses yeux croisèrent les siens qui étaient devenus d'un coup plus assassins. Elle entrouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais aucun son ne sortit. Elle resta quelques secondes sans voix, ne sachant par quel bout poursuivre ce début de conversation qui apportait là une information qu'elle n'avait pas. Youri lui avait dit qu'elle s'était faite tuée, mais pas que son ami était impliqué. Ana ferma un instant les yeux et la bouche et secoua la tête pour se recentrer avant de reprendre la parole, plus prudemment afin de préserver le calme fragile de son camarade.

 

- Non, Rusyk *. Personne ne t'accuse. -Commença t'elle à dire d'un ton qui se voulait doux.

 

L'expression rude de son compagnon ne changea pas. Quelques lueurs chaudes commencèrent à perler dans ses iris, mais Ana n'en fut pas effrayée, comprenant et connaissant sa particularité. Il la quitta néanmoins des yeux, semblant ainsi diriger sa colère ailleurs. Ses mains, jointes l'une dans l'autre se serrèrent en même temps qu'une crispation de sa mâchoire, mais ce fut bien le seul mouvement qui traduisait un peu plus son état. Elle voulut rajouter quelque chose, mais se retint. Elle ne s'était encore jamais trouvée dans la situation où, pour une quelconque raison, elle devrait tuer un de ses camarades. Elle espérait ne jamais passer par là d'ailleurs. Tuer un compagnon, par erreur ou par obligation était une hantise pour beaucoup, mais si ça lui arrivait, elle imaginait bien que ce qu'elle voulait lui dire à cet instant, ne l'aiderait pas en réalité. Aussi, elle garda le silence encore et baissa à son tour la tête pour ne pas paraître insistante auprès de lui. C'était leur second camarade mort en dix mois. Aksana était là depuis un an. Tous ne la connaissaient pas bien encore, mais elle était sympathique. Sans nul doute qu'elle aurait fini par s'entendre avec presque tout le monde. Youri l'aimait bien. ça se voyait. Ils se rapprochaient ces deux là et étaient souvent sur la même longueur d'ondes. Le pauvre homme devait être dévasté et se vengeait silencieusement sur son paquet de cigarettes. Il omettait sans doute volontairement, en dehors du rapport donné au chef, la réalité de ce qui lui était arrivé. Et qui pouvait l'en blâmer... Il finirait peut être par en parler à un moment à ses amis proches. Il finirait peut être par chercher un coupable aussi, pour y déverser son chagrin. Si Ruslan avait dû la tuer, Ana espérait juste que Youri n'en fasse pas son coupable parfait.

 

- Elle nous a dit qu'elle sentait quelque chose la ronger de l'intérieur...

 

La voix de Ruslan perça le silence doucement à tel point qu'Ana dû tendre un peu plus l'oreille en sortant de ses pensées. Le ton était bas, apathique. Ana releva le regard, écoutant ses mots avec attention. Il se confiait rarement en dehors du débriefing ou des rapports, ou tout du moins, jamais aussi rapidement après une mission qui tournait mal, même à elle. Parfois même, il n'en parlait jamais. Beaucoup d'entre eux ou des nouveaux croyaient réellement qu'il était comme Boris, dénué d'une quelconque empathie et froid, et ce, malgré ses vingt-cinq ans.

 

- On avait tout emballé. Nettoyé. On attendait l'équipe d'évacuation depuis une heure quand ça a empiré. On avait inspecté sa blessure plusieurs fois avec attention avant ça. On a rien vu d'anormal... Mais ça a empiré...

 

Par un sentiment empathique, la mâchoire d'Ana se serra avec une grimace. Des images qu'elle n'avait pourtant pas vécu prirent forme dans son esprit, guidées par les paroles et le peu de détail que lui racontait son camarade. La suite de la scène lui vint par déduction sans même qu'il ait besoin de poursuivre et ce, même si elle était peut être loin de s'imaginer vraiment ce qui s'était passé. Elle ferma les yeux un instant et détourna la tête. Elle partagea avec lui une partie du poids qu'il avait actuellement dans un nouveau silence. Le brief de mission lui revint en tête : les corps des six cibles devaient être ramenés avec tout morceau de chair qui s'en détacherait. Maintenant, ils savaient pourquoi. Elle avait vu un de ces parasites essayer de s'enfuir du corps de son hôte avant d'être abattu par un de ses collègues. La manière dont le corps de cette femme a convulsé avant que sa mâchoire ne se disloque et que sorte de là cette chose innommable munie d'innombrables filaments, qui se tordait de douleur et de sang au sol... La scène lui collerait des cauchemars pendant des mois, des années voire à vie... Mais l'équipe d'Aksana, Ruslan et Youri devait bien avoir été témoin de la même chose qu'eux en cueillant les deux derniers près de leur repère... Et pire en apprenant pour Aksana. Le corps duquel cette chose était sorti semblait ensuite juste vide d'organes internes. C'était comme si la créature qui s'était logée là, avait fini par tout dévorer pour grandir, en prendre la place et le contrôle total du corps. En entendant le bref témoignage de Ruslan, elle savait maintenant que ces choses les dévoraient vivants. Un frisson désagréable parcourut son échine et la fit tressauter en imaginant l'horreur et la douleur de sentir ça dans ses entrailles, sans parler de ces appendices qui se ramifiaient pour atteindre sans doute nerfs et cerveau...

 

Ana voulut soupirer pour évacuer une certaine pression qui montait avec l'horreur qu'elle s'imaginait, mais elle se retint pour ne pas troubler le silence lourd qui les enveloppait. Elle se surprit elle-même à fixer un point invisible sur le sol comme lui et se perdre dans ces pensées horribles qui ne la faisaient pas encore sortir de la mission pourtant terminée depuis plus de 12 heures et réussie malgré tout. Oui. La mission était réussie. Le contrat était clos. Le client satisfait et le reste de la paye tomberait rapidement. Une réussite... Amère.

 

Le silence reprit son droit dans ce couloir. La main froide de la femme vint se poser sur les siennes dans un geste de soutien et de présence. Ruslan ne réagit d'abord pas, mais finit par décroiser doucement ses doigts au bout de quelques secondes et poser sa main gauche sur celle d'Ana, la serrant avec émotion.

 

[*Rusyk. Un des diminutifs de Ruslan utilisé par des camarades.

*Youra ; diminutif de Youri, utilisé par les camarades.]

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