Parano - Secteur MIB
Field Trip
Le film est en noir et blanc, le son légèrement désynchronisé de l'image.
La numérisation a conservé le grain grossier des bandes, amplifiant le contraste déjà violent entre les ombres profondes et le soleil aveuglant de début d'après midi.
Le porteur du caméscope se déplace de façon fluide, limitant au maximum les cahots qu'il impose à sa machine malgré le terrain accidenté. Il se maintient sous le couvert dense des arbres qui bordent le sentier étroit, dissimulé par la pénombre de la forêt, zoomant au maximum pour saisir les images qui l'intéressent.
Le sujet de la vidéo est banal: ce qui ressemble à une sortie scolaire dans la nature.
Les enfants portent tous des tenues semblables. Un t-shirt, un short, des chaussures de marche du même modèle daté.
En dépit de l'absence de couleurs sur la vidéo, on devine celles qu'ont pu avoir les uniformes des jeunes marcheurs.
Le plus âgé est un adolescent d'environ quinze ans, aux vêtements un ton plus sombre que celui de la fille de quelques années sa cadette.
Les cinq autres, bien plus petits, sont tous vêtus d'une même teinte claire.
Il est difficile de discerner le genre de ceux là. Presque toute la troupe arbore le même style de coupe courte et fonctionnelle, sur des cheveux bruns ou noirs.
Il n’y en a qu’un qui se distingue, plus petit que les autres, souffreteux, avec une tignasse pâle et une peau qui paraît décolorée.
A bien y regarder, les élèves doivent être apparentés; ils ont les mêmes grands yeux sombres, en amande, les mêmes pommettes hautes. Les plus jeunes se ressemblent comme des quintuplés.
L’enfant pâle présente les mêmes caractéristiques, bien que son regard soit clair, larmoyant. La fille la plus âgée semble, elle, arborer une déformation au niveau des mains.
L'objectif les suit, parvenant à happer leurs traits ou une expression lorsque l'un se tourne sur le coté, regarde ailleurs. L'œil à la définition limitée de la caméra peut capturer la présence de ce qui ressemble à un marquage, comme une tâche rectangulaire sur la peau des enfants, au niveau de la nuque.
La « classe » est encadrée par deux adultes.
La femme a passé la trentaine, son visage doux est encadré par des cheveux clairs sagement retenus en chignon. Elle porte une saharienne et des pantalons, assortis des mêmes chaussures de marche au modèle ancien.
Elle se trouve en tête de cortège, contrairement à l'homme, plus jeune, en chemise aux manches roulées, jean et bottes, qui arbore un air fermé et d'épaisses lunettes à monture en écailles. Lui est le dernier du convoi.
Les enfants sont calmes et silencieux, marchant en bon ordre, jusqu'à ce qu'un des petits ralentisse et s'approche de la fille plus âgée.
"Aime pas être dehors, soi-ssant'toi. Veux rentrer."
La voix est flûtée, trahissant son appartenance à une fillette qui ne doit pas voir plus de six ans.
Sur la bande vidéo, des sous-titres traduisent ses paroles, clarifiant leur prononciation : /Aime pas être dehors, 63. Veux rentrer./
La réponse prononcée à voix basse est inintelligible sur l'enregistrement audio, mais retranscrite manuellement :
/On rentrera bientôt. Continue à marcher./
"S'sante une’nanson."
/Chante une chanson./
A nouveau, 63 a parlé sans que sa réponse soit compréhensible.
/Non. Nurse Elena a dit qu'on devait être sages./
La femme en saharienne à l'avant tourne la tête, jetant un rapide coup d’œil aux enfants, avant de reporter son attention sur le chemin.
"S'il te plaaaait."
/S’il te plait. »
/Pas maintenant, 71. Quand on sera rentrés./
"Jure ?"
/Jure ?/
/Jure./
"Suis 'tiguée."
/Suis fatiguée./
Pleurniche la petite, tendant les bras à son aînée. La fille plus âgée soupire, mais esquisse un sourire amusé, visible malgré le grain de l'image. Elle s'arrête un instant, se penche pour soulever l'enfant et la caler sur sa hanche, lui laissant passer ses bras autour de son cou.
La petite émet un gazouillement ravi, et une suite de mots incompréhensibles, retranscrits par des /- - -/ sur les sous-titres imprimés au bas de la bande.
Quelques secondes plus tard, le garçon se porte à la hauteur de 63 et de son fardeau, jetant un coup d'œil à la petite, sans sourire.
Il parle à voix basse, et leur dialogue, échappant totalement au micro, est entièrement sous-titré sur la bande :
Le garçon :
/On y va./
Elle tourne la tête vers lui, gardant le silence. Le garçon manifeste des signes visibles d'impatience.
La fille finit par reprendre la parole :
/Non./
Le garçon marque un temps d'arrêt.
/Quoi, non./
La petite commence à s’endormir dans les bras de 63, sa posture se relâchant peu à peu.
/J'ai réfléchi. Si tu pars, je suis la plus grande. Je ne peux pas partir./
/Tu es idiote. On part tout les deux. Les petits ne peuvent pas nous suivre. Je te l'ai dit./
/Je reste, Bleu. J'ai décidé. Je reste, tu pars./
La colère déforme un instant le visage du garçon. Les muscles de sa mâchoire jouent, ses sourcils sombres se froncent avec agressivité, et il hausse les épaules.
/Je ne reviendrai pas te chercher, 63./
/Je sais./
Le garçon lâche, fixant toujours la fille :
/J'ai quand même besoin d'une diversion./
/Je sais, 44. Je vais/
La transcription s'interrompt, alors que 44 attrape la petite, la saisissant par les épaules pour l’arracher violemment aux bras de sa porteuse et la projeter au sol.
La fille aînée ne parvient pas à réagir assez vite, une expression de stupéfaction peinte sur ses traits.
La fillette, 71, s'écrase à terre avec un glapissement, son poignet tordu sous elle. Le craquement a résonné suffisamment fort pour être audible à la caméra.
La gamine ouvre grand la bouche, dans une expression d'indignation autant que de souffrance.
Avec une seconde de décalage, la bande-son se brouille, ne diffusant plus qu'un bruit blanc. L'image s'est emplie de parasites, et est en prime instable, brutalement secouée par les mouvements du cameraman.
La vidéo ne montre qu'un fouillis de branches et d'ombres floues, avant de se stabiliser malgré des tremblotements, se tournant à nouveau vers le sentier.
La scène a déjà évolué : les quatre autres petits se sont éparpillés plus loin, les mains plaquées sur les oreilles, en pleurs, la bouche ouverte sur des cris muets.
La nurse en saharienne se précipite avec un temps de retard sur la fillette au poignet cassé.
Près de l’enfant hurlante, 63 est agenouillée, montrant une expression bien visible de douleur, tentant de refermer ses bras autour de la petite.
La femme semble essayer de sortir quelque chose de sa ceinture, avec des gestes maladroits, tout en trébuchant dans son avancée.
L'homme aux lunettes, lui, est engagé dans une lutte avec le garçon, tentant de le ceinturer. Le garçon tient quelque chose qui brille au soleil, dans sa main serrée.
Le son n'est toujours pas rétabli sur la vidéo, et malgré les cris silencieux, il n'y a plus de sous-titres.
L'affrontement entre le garçon et l'homme se poursuit, jusqu'à ce que 44 parvienne à plonger plusieurs fois la main dans le ventre de son assaillant.
Les détails sont rendus difficilement lisibles par les parasites, la distance et les mouvements du cameraman. Mais une tâche sombre s'épanouit presque aussitôt sur la chemise de l'adulte, qui recule en titubant, avant de plaquer les mains sur son abdomen.
44 recule lui aussi, avant de se retourner et de disparaître rapidement du cadre. Il y reparaît lorsque le cameraman sort du couvert des arbres, s'interposant entre le garçon fugitif et le sentier.
L'angle de vue s'est modifié, embrassant la scène dans son ensemble.
Le groupe d'enfants derrière bouge à mouvements flous; la femme à la saharienne s'est penchée sur la petite blessée, tenant elle aussi quelque chose de brillant à la main. 63 tente de repousser la nurse, et a plaqué sa paume sur le visage de sa cadette. La mise au point défaillante et les saccades ne permettent pas d'en deviner davantage.
Au premier plan, le garçon se rue sur le vidéaste, et son bras plonge hors champ, sous l'angle de l'objectif. La caméra chute, dévoilant un chaos de troncs pendant un bref instant, avant que l'image ne devienne noire.
_
La vidéo numérisée, accompagnée d'un extrait de document lui aussi numérisé, est un addendum du dossier de l'Agent ALO.
Cet addendum est notifié comme ayant été récupéré par le département R&I durant une enquête réalisée après l'arrivée d'ALO à l'Agence. La vidéo et le document proviennent des archives d'un organisme nommé Medicorp, localisé à Réservoir.
Le document consiste en une couverture de dossier, et en une note manuscrite. Les deux sont en mauvais état, la numérisation déjà ancienne; la note est réalisée sur un papier jauni, abîmé par l'humidité, l'encre pâlie avec le temps. Les deux sont également rédigés en anglais.
Le dossier porte pour titre :
"Field Trip n°14"
Journal de test vidéo annoté du 30/07/19 - - Centre I
- Projet Cassandre, génération 1
- Projet Érinyes, génération 1 et 2
La note manuscrite tient en deux courtes phrases :
"Test passé avec succès. Transfert de l’Asset 44 vers le Centre II en cours."
[Une mise à jour a fait remonter cette annexe du dossier de l’Agent ALO. Elle a pu être lue, ou non, par certains agents, qu’ils soient des supérieurs hiérarchiques ou des membres du personnel ayant accès aux dossiers pour une raison ou une autre.]